Revue n° 53-54, 2005
L’extrême pauvreté : un défi à relever
Aussi loin que l’on puisse se souvenir, tous les peuples, même les plus bienveillants, ont écarté le problème de l’extrême pauvreté, trop accablant, trop vaste et trop complexe.
Or aujourd’hui, 265 experts du développement et économistes ont déclaré que nous avions la possibilité de mettre fin à l’extrême pauvreté en 20 ans.
Dans un plan exposé dans le rapport du Projet du Millénaire, ils expliquent que les connaissances sur les méthodes et les technologies du développement sont aujourd’hui suffisantes pour réussir enfin à mettre un terme aux souffrances des plus pauvres parmi les pauvres. Le monde, lit on
dans le rapport, doit progresser dans l’unité et la coordination et les nations riches doivent tenir leurs engagements financiers.
C’est là une idée audacieuse, et pourtant…
Selon la Banque mondiale, 1,1 milliard de personnes vivent dans des conditions d’extrême pauvreté, c’est-à-dire avec moins de un dollar américain par jour. Le chef du Projet du Millénaire, Jeffrey Sachs, décrit l’extrême pauvreté de la façon suivante dans son nouvel ouvrage, The End of Poverty :
« L’extrême pauvreté c’est l’impossibilité pour les ménages de satisfaire leurs besoins
les plus élémentaires. Ils souffrent chroniquement de la faim, ne peuvent accéder aux soins de santé, n’ont pas d’installations d’eau potable et d’assainissement ni les moyens d’envoyer leurs enfants à l’école ; peut-être manquent ils aussi d’un abri rudimentaire, d’un toit pour se protéger de la pluie, d’une cheminée pour évacuer la fumée de leur réchaud de cuisine – et enfin des éléments d’habillement aussi indispensables que des chaussures. »
Environ 55 euros par personne et par an permettraient de les sortir de la misère. Cette somme suffirait pour pousser les pauvres au premier échelon de ce que l’on appelle « l’échelle du développement », après quoi ils pourraient commencer à gravir seuls les échelons suivants.
Cette somme, qui correspond à environ 125 milliards d’euros par an pendant les 20 années à venir, représente moins que les 0,7 % du PNB national que les nations développées du monde ont promis de consacrer ensemble au développement lors de diverses conférences de l’ONU.
Même si ce nouveau plan avait une petite chance de mettre fin à l’extrême pauvreté, cela nous mettrait devant une obligation morale encore plus haute pour agir.
Bien que le bilan des efforts de développement déployés par la communauté internationale soit mitigé – l’échec de différents plans plus ambitieux les uns que les autres a en effet fortement découragé les donateurs – l’analyse approfondie et détaillée que l’on trouve dans le Projet du Millénaire nous pousse à l’examiner de plus près.
La Communauté internationale bahá’íe est depuis longtemps convaincue que l’on pourra un jour éliminer la pauvreté. Il y a plus de 100 ans, Bahá’u’lláh, le fondateur de la foi bahá’íe, annonçait que l’humanité était entrée dans un nouvel âge de maturité et qu’il allait être enfin possible de se lancer dans des entreprises collectives à l’échelle mondiale menant à la paix et à la prospérité
universelles.
La communauté bahá’íe a maintes fois rappelé les principes qui lui paraissent essentiels pour la poursuite du développement économique et social. Nombre d’entre eux sont repris dans le Rapport du Millénaire.
Il cite, par exemple, l’importance de l’éducation, le rôle des femmes dans le processus du développement, la participation des communautés locales et l’engagement de la société civile. Le Rapport souligne également qu’il est important de tirer parti de la science et de la technologie
dans les processus de développement et d’encourager la bonne gouvernance.
La communauté bahá’íe a toujours insisté sur l’importance de ces questions. Un point primordial n’est cependant pas clairement abordé dans le rapport : l’importance des principes spirituels en tant que force motrice du développement.
Alors que le monde envisage de se lancer dans une action à grande échelle, coordonnée au niveau international telle que proposée dans le Projet du Millénaire pour le développement, il convient de rappeler la nécessité de se placer dans une perspective spirituelle.
Une approche purement matérialiste du développement ne tient pas compte d’une partie essentielle de la nature humaine et se prive ainsi du pouvoir de motivation que possède l’esprit humain. Un matérialisme débridé ouvre la voie à la corruption, aux excès et à d’autres maux qui expliquent
l’échec des grands projets de développement.
Les bahá’ís pensent que si l’on parvenait à s’inscrire dans une dimension spirituelle, on pourrait plus facilement surmonter ces difficultés. Par exemple, si le principe d’égalité de l’homme et de la femme était élevé au niveau d’un principe spirituel, il serait plus facile d’avoir de l’emprise sur les
comportements de supériorité et de soumission encore bien souvent enracinés.
Par ailleurs, les enseignements bahá’ís insistent sur l’idée de travail utile – élevé au rang d’adoration – qui doit être un moteur dans des régions où le développement est souvent freiné par une éthique du travail peu rigoureuse.
A ce propos, Bahá’u’lláh a écrit : « Il incombe à chacun de vous de se livrer à une occupation telle que l’artisanat, le commerce ou toute autre activité [...] Ne gaspillez pas vos heures dans l’oisiveté et la paresse mais consacrez-vous à ce qui vous profitera à vous et aux autres. »
L’importance de la « participation populaire » est devenue un leitmotiv. Elle désigne la prise en main par les populations de leur propre développement. Les bahá’ís souscrivent entièrement à ce principe mais vont même plus loin en affirmant depuis longtemps que sans la participation des populations locales, les efforts de développement continueront à être dictés uniquement d’en haut et finiront presque inévitablement par s’étioler et par échouer.
Trop souvent, les acteurs extérieurs du développement sont involontairement responsables de cet échec. Malgré de bonnes intentions, ils ont tendance à laisser entendre, parfois de manière subtile, qu’eux seuls savent ce qui convient le mieux aux communautés locales.
Lorsque tous les participants reconnaissent le principe de l’unité de l’humanité, une vraie réciprocité s’engage, et le succès des programmes d’aide au développement est alors d’avantage assuré. Mise à part le fait qu’il rend le Projet du Millénaire plus cohérent, le respect des principes spirituels sous-jacents représente une contribution importante à l’éradication de la pauvreté.
L’aide extérieure est présentée dans ce projet comme un élément primordial de l’approche choisie. Les économistes du plan sont fermement convaincus que ceux qui vivent dans l’extrême pauvreté ne peuvent s’en sortir par eux-mêmes. En termes économiques, leurs moyens, financiers, humains, et matériels sont insuffisants pour dépasser le niveau de la subsistance. Non seulement l’argent se dévalorise, rongé par l’inflation, mais le capital humain lui aussi se déprécie, les hommes étant diminués par la vieillesse ou la maladie, sans parler du capital environnemental qui s’érode également. Dans ces conditions, il est évident que sans aide extérieure ces populations s’enfonceront de plus en plus dans la misère.
En d’autres termes, les pauvres ne peuvent en aucun cas s’élever dans l’échelle sociale si on ne leur présente pas d’échelle.
Or, les pays riches n’ont pas tenu leurs promesses. Selon le rapport, ils consacrent en moyenne uniquement 0,2 pour cent de leurs richesses à l’aide internationale au développement. S’agissant de leur développement interne, ces mêmes pays consacrent jusqu’à 30 pour cent de leur PNB à l’éducation, l’infrastructure, la santé et d’autres « biens collectifs » dans le but d’élever encore davantage leurs sociétés sur l’échelle du développement.
Sur le plan politique, les dirigeants des pays riches ont le sentiment que leurs électeurs ne sont généralement pas prêts à consentir les sacrifices nécessaires pour accroître leur aide à des pays étrangers.
Une fois encore, les bahá’ís pensent qu’une approche spirituelle de la question permettrait de consentir quelques sacrifices. Faut-il rappeler que toutes les religions du monde considèrent l’aide aux pauvres comme un principe moral supérieur. La foi bahá’íe ne fait pas exception. Bahá’u’lláh a écrit : « Quant à ceux qui possèdent la richesse, ils doivent marquer aux pauvres les plus grands égards, car grand est l'honneur que Dieu réserve aux destitués dont la patience sera restée inébranlable. »
Toutes les religions prônent la règle d’or : « aime ton prochain comme toi-même ». Les bahá’ís élargissent ce sens du prochain à toute la planète. Nous vivons aujourd’hui dans un village planétaire et la souffrance d’un seul est la souffrance de tous.
Imaginez les ressources qui pourraient être libérées si les citoyens des pays riches adoptaient ce principe. Dans les mots de Bahá’u’lláh, « La terre n’est qu’un seul pays et tous les hommes en sont les citoyens ».
|