Revue n° 49-50, 2004
Action individuelle et action sociale
Le texte ci-après est tiré d’un article plus complet paru en langue anglaise dans l’édition 2002-2003 de l’ouvrage « Bahá’í World ». Le texte intégral se trouve à la page 199 de cette publication ou sur Internet http://www.onecountry.org/e154/Social.pdf Estimant que des forces mondiales puissantes ont sacrifié le bien-être des citoyens moyens au profit des grandes entreprises, des sociétés transnationales, des élites aux commandes et de l’industrie de l’armement, de plus en plus de citoyens descendent dans la rue pour protester contre ce phénomène. Ils assistent à l’impuissance de leurs gouvernements, se sentent menacés dans leur vie quotidienne et ne voient autour d’eux que des preuves de l’injustice sociale.
Ces protestations généralisées se sont focalisées essentiellement sur la « mondialisation », laquelle a deux effets diamétralement opposés. D’une part, elle a permis le rapprochement des peuples et des pays, grâce, dit Joseph Stiglitz, à « la forte réduction des coûts des transports et des communications et à la suppression des barrières artificielles qui entravaient la libre circulation des biens, des services, du capital, des connaissances ainsi que (dans une moindre mesure) des personnes ».
En revanche, ses détracteurs estiment qu’elle a eu, sous ses aspects économiques, des conséquences dévastatrices par la mise en place d’un système de déréglementation qui profite aux riches au détriment des pauvres. En 2003, par exemple, 54 pays étaient plus pauvres que dix ans auparavant et plus de la moitié des 100 économies les plus riches du monde sont aujourd’hui des entreprises et non des Etats.
Pour Naomi Klein, l’une des porte-parole les plus entendues des anti-mondialistes, l’échec des gouvernements à assurer le bien-être de leurs citoyens est un « manquement à l’engagement fondamental de mise en place de démocraties responsables faisant appel à la participation ».
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant, que, préoccupés par les problèmes soulevés par les sociétés multinationales, inquiets de la détérioration alarmante de l’environnement, horrifiés par la précarité croissante des plus démunis ou courroucés par l’engagement ou le non-engagement de leurs gouvernements dans des interventions militaires, de plus en plus d’hommes et de femmes cherchent à se faire entendre et à proposer une alternative.
On peut néanmoins s’interroger sur la meilleure façon de faire bouger les choses. Certains préconisent des réformes dans les cadres légaux et administratifs existants, mais une telle solution présente l’inconvénient de prendre beaucoup de temps. D’autres préfèrent l’action directe considérée comme un moyen plus rapide et plus efficace pour résoudre les problèmes.
« On voit émerger une nouvelle culture de démocratie réelle, alimentée et renforcée par la participation directe, nullement affaiblie par ceux qui préfèrent en rester les témoins passifs. »
Cet intérêt accru pour l’action directe reflète à la fois la désillusion généralisée suscitée par les systèmes politiques en place et la conviction que la faculté qu’a l’individu de se « propulser dans l’actualité » est le meilleur moyen pour changer les choses et garantir davantage de justice sociale. Selon les théories sociales individualistes et anarchistes, l’Etat et la société entravent les capacités et les « énergies naturelles » des individus en cherchant constamment à les contrôler.
« Le bon sens politico-culturel conduit de nombreux individus à penser que l’organisation de la société et de ses institutions est une forme de combat », dit Michael Karlberg de la Western Washington University. « Paradoxalement, ils en déduisent que l’on ne peut réformer ces institutions qu’en s’y opposant ou en recourant à toute autre stratégie de contestation : les protestations, manifestations, organisations partisanes, procès et grèves en sont les formes les plus courantes et la violence et le terrorisme les formes les plus radicales. »
Derrière les différents aspects de cette approche se cache la conviction qu’il n’y a rien de plus efficace pour changer la société que de s’opposer à « l’autre », quel qu’il soit : gouvernement, société ou institution.
Or, un mouvement fondé sur des stratégies de confrontation peut-il réellement maintenir l’unité dans ses propres rangs et faire émerger une société capable de répondre aux besoins de tous ses membres ? « Si ces stratégies pouvaient être viables dans le passé, elles s’avèrent de moins en moins efficaces aujourd’hui », écrit M. Karlberg.
La communauté bahá’íe, soucieuse elle aussi de combattre les maux de la société, considère qu’elle peut contribuer à la transformation de l’humanité avec une vision et une approche différentes inspirées par ses écritures sacrées. Un principe fondamental de la foi bahá’íe est que l’humanité, qui se trouve au seuil de sa maturité collective, doit développer des qualités, des attitudes et des compétences nouvelles appropriées pour dépasser l’idée simpliste et limitée selon laquelle les êtres humains sont agressifs et querelleurs par nature et ne peuvent progresser que par l’opposition entre le « nous » et le « eux ».
La meilleure façon de résoudre les conflits et de changer la société est, selon les bahá’ís, de reconnaître les principes d’unité et de coopération fondés sur la reconnaissance de l’unité fondamentale de l’humanité. La nature spirituelle de l’homme a ici toute sa place.
En effet, les bahá’ís cherchent à résoudre les problèmes sociaux par le biais de ce qu’ils considèrent être la cause spirituelle du véritable problème de l’humanité, c’est-à-dire son incapacité à reconnaître l’unité de la race humaine et à adhérer pleinement à ce principe.
Si la confrontation est considérée comme le mode de fonctionnement normal de la société, comment passer du modèle actuel suivant lequel les institutions sont considérées comme entravant ou limitant la liberté individuelle, à un modèle différent fondé sur la responsabilisation ?
La foi bahá’íe met l’accent sur la responsabilisation qui incombe aux individus, appelés à être les agents d’un changement constructif au sein de leurs communautés, en leur donnant, ainsi qu’à leurs institutions, « la faculté de prendre en main leur propre développement ».
Considérer le changement comme un processus organique apporte un éclairage qui permet à la communauté bahá’íe de travailler à ce changement par le biais des moyens légaux, établis.
De même que l’être humain doit traverser plusieurs étapes depuis sa naissance jusqu’à l’âge adulte, « le monde politique ne peut évoluer instantanément du nadir de l’imperfection au zénith de la justice et de la perfection. Et qui plus est, les individus qualifiés doivent œuvrer jour et nuit, usant de tous les moyens conduisant au progrès, jusqu’à ce que gouvernement et peuple se développent, jour après jour, et même d’un instant à l’autre. »
Rejetant le principe de confrontation de type « contestataire », la communauté bahá’íe consacre toute son énergie à encourager l’utilisation de tous les « moyens de nature à favoriser le progrès ». Bien qu’encore très jeune, la communauté acquiert une expérience précieuse en formant des « organisations d’apprentissage » au niveau local, et en donnant aux individus et aux institutions les moyens de se développer à leur propre rythme.
La maturité des conseils administratifs bahá’ís locaux, élus démocratiquement, et les progrès réalisés dans la mise en place d’un réseau mondial de formation des ressources humaines, apportent un témoignage encourageant sur l’action de la communauté bahá’íe elle-même.
Les bahá’ís s’efforcent aussi d’inculquer autour d’eux les connaissances et les compétences que leur inspire leur foi, en particulier dans le cadre de projets de développement économique et social mis en œuvre au niveau mondial.
L’idée que la transformation spirituelle doit être le fondement du progrès matériel durable est au cœur de l’approche bahá’íe en matière de changement social.
« Le besoin criant de l’humanité ne sera pas satisfait par une lutte entre ambitions rivales ou une protestation contre l’un ou l’autre des innombrables torts affligeant un âge au désespoir », écrit la Maison Universelle de Justice, le conseil qui administre la communauté bahá’íe au niveau international.
« Ce besoin exige, en revanche, un changement fondamental de conscience, [...] chaque être humain sur la terre [doit] apprendre à accepter la responsabilité qui lui incombe de contribuer au bien-être de la famille humaine tout entière. »
En définitive, la convergence temporaire de revendications individuelles ou la constitution d’alliances politiques éphémères, que l’on observe dans presque tous les mouvements de protestation, ne peuvent déboucher sur un changement durable. En revanche, si la volonté de changement est liée à la conviction que l’humanité est une et que les individus et les institutions doivent jouer un rôle complémentaire au service de la société, alors le changement aura toutes les chances d’être effectif.
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